Discours de Maximilien Robespierre à la Convention le 10 mai 1793
L'homme est né pour le bonheur
et pour la liberté, et partout il est esclave et malheureux ! La société a
pour but la conservation de ses droits et la perfection de son être, et partout
la société le dégrade et l'opprime ! Le temps est arrivé de le rappeler à
ses véritables destinées ; les progrès de la raison humaine ont préparé cette
grande révolution, et c'est à vous qu'est spécialement imposé le devoir de
l'accélérer.
Pour remplir votre mission, il faut
faire précisément tout le contraire de ce qui a existé avant vous.
Jusqu'ici l'art de gouverner n'a été
que l'art de dépouiller et d'asservir le grand nombre au profit du petit
nombre, et la législation le moyen de réduire ces attentats en système : les
rois et les aristocrates ont très bien fait leur métier ; c'est à vous
maintenant de faire le vôtre, c'est-à-dire de rendre les hommes heureux et
libres par les lois.
Donner au gouvernement la force
nécessaire pour que les citoyens respectent toujours les droits des citoyens,
et faire en sorte que le gouvernement ne puisse jamais les violer lui-même,
voilà, à mon avis, le double problème que le législateur doit chercher à
résoudre. Le premier me paraît très facile: quant au second, on serait tenté de
le regarder comme insoluble, si l'on ne consultait que les événements passés et
présents sans remonter à leurs causes.
Parcourez l'histoire, vous verrez
partout les magistrats opprimer les citoyens, et le gouvernement dévorer la
souveraineté: les tyrans parlent de sédition; le peuple se plaint de la
tyrannie ; quand le peuple ose se plaindre, ce qui arrive lorsque l'excès de
l'oppression lui rend son énergie et son indépendance. Plût à Dieu qu'il pût
les conserver toujours ! Mais le règne du peuple est d'un jour; celui des
tyrans embrase la durée des siècles.
J'ai beaucoup entendu parler
d'anarchie depuis la révolution du 14 juillet 1789, et surtout depuis la
révolution du 10 août 1792 ; mais j'affirme que ce n'est point l'anarchie qui
est la maladie des corps politiques, mais le despotisme et l'aristocratie. Je
trouve, quoi qu'ils en aient dit, que ce n'est qu'à compter de cette époque
tant calomniée que nous avons eu un commencement de lois et de gouvernement,
malgré
Les troubles, qui ne sont autre
chose que les dernières convulsions de la royauté expirante, et la lutte d'un
gouvernement infidèle envers l'égalité.
L'anarchie a régné en France depuis
Clovis jusqu'au dernier des Capet. Qu'est-ce que l'anarchie, si ce n'est la
tyrannie, qui fait descendre du trône la nature et la loi pour y placer des
hommes !
Jamais les maux de la société ne
viennent du peuple, mais du gouvernement. Comment n'en serait-il pas
ainsi ! L’intérêt du peuple, c'est le bien public; l'intérêt de l'homme en
place est un intérêt privé. Pour être bon, le peuple n'a besoin que de se
préférer lui-même à ce qui n'est pas lui ; pour être bon, il faut que le
magistrat s'immole lui-même au peuple.
Si je daignais répondre à des
préjugés absurdes et barbares, j'observerais que ce sont le pouvoir et l'opulence
qui enfantent l'orgueil et tous les vices ; que c'est le travail, la
médiocrité, la pauvreté, qui sont les gardiens de la vertu; que les vœux du
faible n'ont pour objet que la justice et la protection des lois bienfaisantes,
qu'il n'estime que les passions de l'honnêteté; que les passions de l'homme
puissant tendent à s'élever au-dessus des lois justes, ou à en créer de
tyranniques: je dirais enfin que la misère des citoyens n'est autre chose que
le crime des gouvernements. Mais j'établis la base de mon système par un seul
raisonnement.
Le gouvernement est institué pour
faire respecter la volonté générale ; mais les hommes qui gouvernent ont une
volonté individuelle, et toute volonté cherche à dominer : s'ils emploient à
cet usage la force publique dont ils sont armés, le gouvernement n'est que le
fléau de la liberté. Concluez donc que le premier objet de toute Constitution
doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le
gouvernement lui-même.
C'est précisément cet objet que les
législateurs ont oublié: ils se sont tous occupés de la puissance du
gouvernement; aucun n'a songé aux moyens de le ramener à son institution ; ils
ont pris des précautions infinies contre l'insurrection du peuple, et ils ont
encouragé de tout leur pouvoir la révolte de ses délégués. J'en ai déjà
indiqué les raisons : l'ambition, la force et la perfidie ont été les
législateurs du monde; ils ont asservi jusqu'à la raison humaine en la
dépravant, et l'ont rendue complice de la misère de l'homme: le despotisme a
produit la corruption des mœurs, et la corruption des mœurs a soutenu le
despotisme. Dans cet état de choses, c'est à qui vendra son âme au plus fort
pour légitimer l'injustice et diviniser la tyrannie. Alors la raison n'est plus
que folie ; l'égalité, l'anarchie ; la liberté, désordre ; la nature, chimère ;
le souvenir des droits de l'humanité, révolte : alors, on a des bastilles et
des échafauds pour la vertu, des palais pour la débauche, des trônes et des
chars de triomphe pour le crime: alors on a des rois, des prêtres, des nobles,
des bourgeois, de la canaille ; mais point de peuple et point d'hommes.
Voyez ceux mêmes d'entre les
législateurs que le progrès des lumières publiques semble avoir forcés à rendre
quelque hommage aux principes; voyez s'ils n'ont pas employé leur habileté à
les éluder, lorsqu'ils ne pouvaient plus les raccorder à leurs vues personnelles;
voyez s'ils ont fait autre chose que varier les formes du despotisme et les
nuances de l'aristocratie ! Ils ont fastueusement proclamé la souveraineté
du peuple et ils l'ont enchaîné ; tout en reconnaissant que les magistrats sont
ses mandataires, ils les ont traités comme ses dominateurs et comme ses idoles
: tous se sont accordés à supposer le peuple insensé et mutin, et les
fonctionnaires publics essentiellement sages et vertueux. Sans chercher des
exemples chez les nations étrangères, nous pourrions en trouver de bien
frappant au sein de notre révolution, et dans la conduite même des législatures
qui nous ont précédés. Voyez avec quelle lâcheté elles encensaient la
royauté ! Avec quelle impudence elles prêchaient la confiance aveugle pour
les fonctionnaires publics corrompus ! avec quelle insolence elles
avilissaient le peuple ! avec quelle barbarie elles
l'assassinaient ! Cependant, voyez de quel côté étaient les vertus
civiques ; rappelez-vous les sacrifices généreux de l'indigence et la honteuse
avarice des riches, rappelez-vous le sublime dévouement des soldats et les
infâmes trahisons des généraux, le courage invincible, la patience magnanime du
peuple, et le lâche égoïsme, la perfidie odieuse de ces mandataires !
Mais ne nous étonnons pas trop de
tant d'injustices. Au sortir d'une si profonde corruption, comment
pouvaient-ils respecter l'humanité, chérir l'égalité, croire à la vertu ?
Nous, malheureux, nous élevons le temple de la liberté avec des mains encore
flétries des fers de la servitude ! Qu'était notre ancienne éducation,
sinon une leçon continuelle d'égoïsme et de sotte vanité ? Qu'étaient nos
usages et nos prétendues lois, sinon le code de l'impertinence et le la
bassesse, où le mépris des hommes était soumis à une espèce de tarif, et gradué
suivant des règles aussi bizarres que multipliées ? Mépriser et être
méprisé, ramper pour dominer ; esclaves et tyrans tour à tour ; tantôt à genoux
devant un maître, tantôt foulant aux pieds le peuple: telle était notre
destinée, telle était notre ambition à nous tous tant que nous étions, hommes
bien nés ou hommes bien élevés, honnêtes gens ou gens comme il faut, hommes de
loi et financiers, robins ou hommes d'épée. Faut-il donc s'étonner si tant de
marchands stupides, si tant de bourgeois égoïstes conservent encore pour les
artisans ce dédain insolent que les nobles prodiguaient aux bourgeois et aux
marchands eux-mêmes ? Oh ! le noble orgueil ! la belle
éducation ! Voilà cependant pourquoi les grandes destinées du monde sont
arrêtées ! voilà pourquoi le sein de la patrie est déchiré par les
traîtres ! Voilà pourquoi les satellites féroces des despotes de l'Europe
ont ravagé nos moissons, incendié nos cités, massacré nos femmes et nos
enfants ! Le sang de trois cent mille Français a déjà coulé ! Le sang
de trois cent mille autres va peut-être couler encore, afin que le simple
laboureur ne puisse siéger au Sénat à côté du riche marchand de grains, afin
que l'artisan ne puisse voter dans les assemblées du peuple à côté de
l'illustre négociant ou du présomptueux avocat, et que le pauvre, intelligent
et vertueux, ne puisse garder l'attitude d'un homme en présence du riche
imbécile et corrompu ? Insensés, qui appelez des maîtres, pour ne point
avoir d'égaux, croyez-vous donc que les tyrans adopteront tous les calculs de
votre triste vanité et de votre lâche cupidité ! Croyez-vous que le
peuple, qui a conquis la liberté, qui versait son sang pour la patrie, quand
vous dormiez dans la mollesse ou que vous conspiriez dans les ténèbres, se
laissera enchaîner, affamer, égorger par vous ? Non ! Si vous ne
respectez ni l'humanité, ni la justice, ni l'honneur, conservez du moins
quelque soin de vos trésors, qui n'ont d'autre ennemi que l'excès de la
misère publique, que vous aggravez avec tant
d'imprudence ! Mais quel motif peut toucher des esclaves
orgueilleux ? La voix de la vérité, qui tonne dans les cœurs corrompus,
ressemble aux sons qui retentissent dans les tombeaux, et qui ne réveillent
point les cadavres.
Vous donc, à qui la liberté, à qui
la patrie est chère, chargez-vous seuls du soin de la sauver, et puisque le
moment où l'intérêt pressant de sa défense semblait exiger toute votre
attention est celui où l'on veut élever précipitamment l'édifice de la
Constitution d'un grand peuple, fondez-la du moins sur la base éternelle de la
vérité ! Posez d'abord cette maxime incontestable : que le peuple est bon,
et que ses délégués sont corruptibles ; que c'est dans la vertu et dans la
souveraineté du peuple qu'il faut chercher un préservatif contre les vices et
le despotisme du gouvernement. [...]
Il est un moyen général et non moins
salutaire de diminuer la puissance des gouvernements au profit de la liberté et
du bonheur des peuples.
Il consiste dans l'application de
cette maxime, énoncée dans la Déclaration des droits que je vous ai proposée:
la loi ne peut défendre que ce qui est nuisible à la société ; elle ne peut
ordonner que ce qui lui est utile.
Fuyez la manie ancienne des
gouvernements de vouloir trop gouverner; laissez aux individus, laissez aux
familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui; laissez aux communes
le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient
pas essentiellement à l'administration générale de la République ; en un mot,
rendez à la liberté individuelle tout ce qui n'appartient pas naturellement à
l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition
et à l'arbitraire.
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